ITALIEN (EMPIRE COLONIAL)

ITALIEN (EMPIRE COLONIAL)
ITALIEN (EMPIRE COLONIAL)

La colonisation italienne, mal connue du fait du discrédit du fascisme et d’une longue indifférence de l’opinion dans l’après-guerre, a marqué fortement et la politique nationale et la politique étrangère de la péninsule. Elle présente une forte originalité: caractère récent par suite de l’unification tardive, rôle des facteurs idéologiques et politiques, discontinuité d’une action faisant se succéder foucades et périodes de repliement, faiblesse insigne des résultats matériels contrastant avec la portée idéologique.

1. Les prémisses

L’impérialisme colonial en Italie tire plus que d’autres ses justifications du passé lointain et proche du pays. De l’Antiquité vient le mythe de la reconstitution de l’Imperium , du contrôle de la mare nostrum . Cesare Correnti affirme dès 1858 «que l’histoire romaine n’est point encore finie». Le Risorgimento revivifie cette image du passé, lui donne la force messianique «de Rome et de l’Italie» pour la civilisation et la liberté (Giuseppe Mazzini); c’est ce fonds qu’assume le héraut de l’impérialisme italien Francesco Crispi, affirmant, dès 1859: «À nous autres Italiens qui rêvons d’une Italie plus grande et nous rappelons le passé, l’Afrique nous semble le symbole du passé et l’espérance ardente de l’avenir.»

L’unité n’était pas achevée que certains voyaient au-delà de la péninsule, «convaincus que la patrie unifiée ne représentait pas la fin ultime de leurs sacrifices, de leurs luttes, de leurs travaux».

À ce fonds idéologique complexe s’ajoutent des éléments matériels: le développement de la marine sarde dans les années 1830-1850, le dynamisme renouvelé de Gênes grâce à des armateurs entreprenants (Raphaël Rubattino), le remarquable essor d’une industrie textile qui recherche à la fois coton brut et débouchés, l’expansion commerciale systématiquement encouragée. Il convient d’y ajouter le développement des premières communautés fixées à l’étranger (en 1871, 20 000 Italiens en Égypte, 16 000 en Tunisie, 2 500 au Maroc et en Libye). Enfin, les voyages d’exploration, en Afrique surtout (Carlo Piaggia dans le Bahr el Ghazal en 1863-1865), et l’action des missionnaires développent l’intérêt pour l’exotisme.

Ainsi, l’Italie des années 1870 possède à la fois les éléments d’une idéologie impériale, des motivations économico-politiques et a posé les premiers jalons de son action (Assab en mer Rouge, projet tunisien). En fait, la gravité des problèmes auquel le royaume doit faire face (harmonisation administrative, dépression économique, crise financière, faiblesse militaire, apathie de la population) lui interdit pendant plus d’une décennie toute politique extérieure active. Le réveil sera lié, dans les années 1876-1884, à des causes générales affectant l’Europe et à l’apparition de conditions nouvelles en Italie.

C’est entre la conférence de Bruxelles en 1875 et celle de Berlin en 1885 que s’amorce la course aux colonies. L’Italie n’est pas insensible à ce nouveau courant. Il se marque par la propagande des sociétés de géographie et d’exploration avec la fondation, à Milan en 1877, par Manfredo Camperio, de la revue l’Esploratore . Leur propagande est soutenue par les firmes maritimes et commerciales. Elle évoque la nécessité de ne pas rester à l’écart des nouveaux marchés. Elle utilise aussi le brusque essor de l’émigration en affirmant la volonté de ne pas laisser perdre à l’étranger, et pour son profit, ces dizaines de milliers d’Italiens expatriés. L’argument prendra, au fil des ans, un poids croissant, jusqu’à ce que soient confondues, dans les écrits de propagande, colonies proprement dites et communautés italiennes à l’extérieur.

La grande enquête sur la marine marchande (1881-1882) souligne ce consensus en faveur «d’une émigration nationale sur des terres devenues italiennes».

L’affaire de Tunis, avec les espoirs initiaux et la brusque désillusion qu’entraîne l’intervention française devançant les projets de Rome, concrétise en 1881-1883 la volonté d’action, comme elle lui donne son ton de regrets, d’espoirs chimériques, de gallophobie.

Parmi ces aspirations coloniales vagues, disparates, confuses, contradictoires, deux zones géographiques s’imposent: la Libye et son hinterland, la mer Rouge occidentale, avec, parfois, la tentation de réunir ces deux régions par le contrôle de l’Afrique centrale.

2. Les débuts de l’Empire

L’Afrique orientale

C’est sur la côte de la mer Rouge que vont se fixer les premiers établissements italiens. Elle retenait depuis longtemps l’attention des milieux géographiques et maritimes. Dès novembre 1869, dans la perspective de l’ouverture du canal de Suez, la compagnie Rubattino y avait acquis la baie d’Assab. Le territoire lui sera racheté en mars 1882 par le gouvernement et, le 5 juillet 1882, deviendra officiellement la première colonie italienne.

L’occupation du port de Massaouah, en février 1885, marque une date décisive dans l’histoire coloniale italienne. C’est un succès de l’idéologie de l’expansion mais aussi le début d’un engagement africain irréversible. Les occupants seront continuellement tentés de donner de l’air «à la place», de s’enfoncer dans l’arrière-pays.

Crispi, de 1887 à 1891 et de 1893 à 1896, imprimera sa forte marque personnelle à l’entreprise. Certains historiens verront dans cet activisme l’héritage du Risorgimento et l’annonce du fascisme. L’idéologie coloniale italienne achève de s’élaborer dans l’exaltation de l’idée nationale, le protectionnisme, l’argument démographique du besoin de terre pour le flot des émigrants gonflé par les difficultés agraires du sud de la péninsule. Si, en Afrique du Nord, Crispi se cantonne «dans une neutralité vigilante» destinée à empêcher toute nouvelle expansion française et à réserver pour l’avenir un sort italien à la Libye, il engage une politique active et aventureuse en mer Rouge.

Malgré les difficultés, les échecs temporaires, la côte entre Assab et Massaouah ainsi que l’hinterland sont occupés et la colonie de l’Érythrée constituée (décret du 10 janvier 1890).

La poussée italienne vise désormais l’Éthiopie. Après avoir tenté d’y établir son protectorat, par le traité d’Ucciali du 2 mai 1889, d’interprétation douteuse, Crispi se décide, en 1895, à la conquête militaire. Mal préparée, victime de différends entre responsables, l’armée italienne de quelque 20 000 hommes est entièrement défaite par les troupes du négus Menelik, le 2 mars 1896, à Adoua.

Adoua, premier grand désastre militaire européen en Afrique, marque, avec la fin de la carrière de Crispi, la brusque désaffection de l’opinion italienne pour l’expansion, le développement de l’anticolonialisme, le début du «renversement» des alliances en Europe, l’origine aussi de certains mythes.

Le revif conjoncturel de l’anticolonialisme se nourrit d’une tradition ancienne contemporaine des premières expéditions. Il est au confluent de courants divers: fidélité à l’esprit libertaire de 1848, opposition de la gauche (Colajanni), réticence d’une droite non encore ralliée (Jacini), réserve de certains milieux catholiques comme de quelques milieux d’affaires. Les gouvernements durent, un temps, y céder, réaffirmer leur volonté d’abstention, réduire de manière drastique le budget colonial. En profondeur, l’idéologie impérialiste survivait dans les sociétés de géographie et certains groupes de pression. Elle reçut une nouvelle impulsion, au début du siècle, avec le jeune dynamisme du mouvement nationaliste de Enrico Corradini et Giuseppe Prezzolini, de la revue Il Regno .

Le premier congrès colonial réuni à Asmara (Érythrée) à la fin de 1905 se prolonge par la constitution, en mars 1906, de l’Institut colonial italien subventionné par le gouvernement et qui publie bientôt, en août 1906, la Revista coloniale .

Ainsi reprend, dans les premières années du siècle, une politique d’action plus coordonnée, à laquelle se rallient non seulement le monde des affaires, mais également le courant catholique. La Banco di Roma, la grande banque du Vatican, s’engage désormais entièrement dans les affaires coloniales au Proche-Orient et en Libye. La littérature popularisait le mouvement, de Giosue Carducci à Gabriele D’Annunzio et jusqu’aux futuristes de Marinetti. Il n’est point jusqu’à certains milieux de gauche et de syndicalistes (sensibles à l’ampleur de l’émigration qui oscille, entre 1906 et 1910, autour de 850 000 personnes par an) qui ne se rallient à un «social-impérialisme national et prolétaire» (Labriola). Ainsi surmonté le premier moment de reflux et d’abandon (1896-1900), passé le temps de la conjonction de nouvelles forces (1901-1907), réapparaît le temps des initiatives favorisées par le fort développement économique (l’activité industrielle double entre 1900 et 1910) et par la conjoncture diplomatique européenne (rapprochement avec la France).

La Libye italienne

Le désastre d’Adoua avait reporté de la mer Rouge à l’Afrique du Nord, «le quatrième rivage», la quête de colonies. En Afrique orientale, Rome s’était bornée à consolider la colonie de l’Érythrée (œuvre du gouverneur Martini) et à officialiser les entreprises privées de Vincenzo Filonardi puis de la compagnie du Benadir (Somalie, 1898) que, finalement, le gouvernement avait rachetée en assumant directement l’administration (avr. 1905). Désormais, c’est la Libye qui concentre tous les rêves et les espoirs. Elle devient «comme une idée fixe de la politique italienne». Elle fait l’objet des accords diplomatiques, d’une campagne systématique auprès de l’opinion, d’un effort soutenu de pénétration pacifique par la finance, la création de lignes de navigation, d’écoles, etc. Le sentiment et l’intérêt, l’idéologie coloniale ancienne et son renouveau, la politique et les affaires pressent le gouvernement de dépasser le lent investissement dont les résultats paraissaient sans proportion avec les efforts et sans succès prévisible à moyen terme et de passer à la conquête militaire.

La crise marocaine en offre l’occasion en 1911. L’ultimatum du gouvernement italien au gouvernement turc le 29 septembre 1911, «pour répondre à l’appel de ses ressortissants en danger», ne surprit personne. La guerre prévue facile et rapide fut longue et malaisée, ne s’achevant qu’en octobre 1912. Par le traité de Lausanne, la Turquie reconnaissait la pleine souveraineté italienne sur la Libye contre la promesse de l’Italie d’évacuer les îles de la mer Égée occupées lors du conflit.

En fait, les troupes italiennes ne contrôlaient qu’une mince partie de la Tripolitaine. Elles entamèrent difficilement la conquête de l’intérieur. La Première Guerre mondiale l’obligea à ramener sur la côte les contingents qui ne tenaient plus, en 1918, que Tripoli, Zouara et Homs.

Au lendemain du conflit, la distorsion paraissait à nouveau très grande entre les rêves, les efforts, les pertes, les dépenses et les résultats. La tentation de repli l’emporta. Le gouvernement préféra une politique de conciliation et de concessions aux risques d’une reconquête. Le 1er juin 1919, le roi d’Italie concédait un Statuto libéral, inaugurant une sorte de protectorat léger et les troupes étaient en majeure partie rembarquées. La politique de l’occupation restreinte entraînait la concentration des forces restantes. L’incertitude, les hésitations caractérisent jusqu’en 1922 la politique coloniale italienne.

Le bilan de quarante ans d’efforts était des plus maigres. L’Empire ne se composait que des rudes plateaux de l’Érythrée, des déserts somaliens et de quelques points d’ancrage en Libye.

3. La politique coloniale du fascisme

Le nouveau régime, à contre-courant, va réaffirmer d’emblée sa volonté de nouvelles initiatives. De Luigi Federzoni, ministre des Colonies (oct. 1922, juin 1924, nov. 1926, déc. 1928), à Roberto Cantalupo, secrétaire d’État qui se définit lui-même comme un «fasciste qui a fait des besoins coloniaux de l’Italie la passion de sa vie», à Mussolini, qui assume personnellement à deux reprises (en 1929 et 1935) la charge de ministre des Colonies, tous affirment désormais une même volonté.

Les initiatives

L’idéologie coloniale fasciste reprend les éléments anciens des théoriciens de l’expansion mais y ajoute ses arguments propres et surtout son ton particulier. L’impérialisme, c’est la volonté de l’État projetée hors du territoire national. Il répond à la mission historique de Rome mais aussi au nouvel orgueil national qui veut à la fois venger Adoua et compenser «la victoire mutilée» de 1918, qui entend faire des émigrants perdus pour la patrie «des colons sous le drapeau italien».

Elle se nourrit d’abord de la réclamation «des justes compensations» promises par les Alliés lors des accords de Londres du 26 avril 1915 (article 13).

Le régime développe une intense propagande mise en œuvre par l’Institut colonial fasciste, dont les sections sont multipliées hors d’Italie, par la Ligue navale, par les sociétés Dante Alighieri d’action culturelle, par la prolifération des revues coloniales, la célébration de «journées impériales», etc.

Les résultats 1923-1933

Le 24 juillet 1923, le traité de Lausanne reconnaissait officiellement, malgré les réserves grecques, la souveraineté italienne sur le Dodécanèse. Sous le nom d’îles italiennes de l’Égée, l’archipel (14 îles, 2 681 km2) fut administré directement par le ministère des Affaires étrangères. Des autres promesses de Londres, seules furent tenues celles des Anglais concernant la rectification des frontières avec l’Égypte (déc. 1925, cession de l’oasis de Djaraboub) et la remise à la Somalie du territoire situé au-delà de la rivière Juba (Oltrejuba) marquant la frontière avec le Kenya. Les réclamations envers la France (rectification des frontières entre Libye, Tunisie et Tchad et entre le territoire de Djibouti et l’Érythrée) se heurtèrent à un refus systématique de Paris dont la répétition ne cessa de peser sur les relations franco-italiennes.

La revendication d’un mandat, à partir de 1925, n’aboutit pas davantage. La campagne, renouvelée d’année en année, entretenait l’opinion publique italienne autant dans la conviction de la justice de sa cause que dans le ressentiment envers l’égoïsme des «nations pourvues». Elle contribuait à nourrir ce complexe de frustration qui n’a cessé, d’étape en étape, de marquer l’histoire coloniale italienne. L’ensemble des sentiments complexes où se mêlent grands souvenirs, blessures des défaites, orgueil national exacerbé du fascisme, réels problèmes démographiques et économiques, amertume née de la pauvreté de l’acquis colonial et fols espoirs en l’avenir explique l’entreprise éthiopienne, «dernière expédition coloniale de l’Europe».

L’expansion 1935-1940

Après la rude «pacification» de la Cyrénaïque résistante (exécution d’Omar el Mokhtar, «le Lion du désert», en 1931), Mussolini reprend les projets sur l’Éthiopie. Le gouvernement italien avait compté sur une politique de pénétration pacifique et d’amitié pour arriver à un protectorat implicite. Il avait soutenu la demande d’adhésion de l’Éthiopie à la Société des nations, en septembre 1933, multiplié les bonnes manières auprès des autorités d’Addis-Abeba, signé avec elles, en août 1928, deux accords d’amitié et de coopération économique. Les résultats avaient été fort médiocres. La défiance du négus ne désarmait pas. Sur le terrain, les Italiens étaient systématiquement écartés de l’œuvre de modernisation. La décision de changement de politique est prise par Mussolini en 1932. Résolu désormais à la conquête, il la prépare diplomatiquement et militairement.

Diplomatiquement, il renforce les liens avec l’Angleterre mais surtout se rapproche de la France. Le voyage de Laval à Rome lève les dernières difficultés le 7 janvier 1935. L’entente franco-italienne devient un élément essentiel de la diplomatie des deux pays. En fait, les accords ambigus, en partie secrets, laissent surtout à Mussolini «les mains libres pour l’aventure éthiopienne».

Militairement, les préparatifs d’infrastructure pour l’offensive ont commencé en Érythrée et en Somalie en 1933, et les premières concentrations de troupes et de matériels ont été effectuées dans l’hiver de 1934-1935. La volonté de guerre est certaine. Un incident frontalier en Somalie (Oual-Oual) en fournit le prétexte en décembre 1934. Les causes profondes du conflit sont locales (l’opposition du négus à la coopération italienne), nationales (la volonté d’action du fascisme) et européennes (l’ambiguïté de la position de la France et la faiblesse de la Société des nations). Le 2 octobre 1935, Mussolini annonce la guerre.

Le conflit se déroule sur un double front militaire et diplomatique. Les espoirs mussoliniens de neutralité plus ou moins bienveillante de la part des puissances se dissipent rapidement. Dès le 6 octobre, le comité des Six de la Société des nations déclare l’Italie en rupture de pacte et, le 10 octobre, l’Assemblée condamne l’Italie et adopte le principe de sanctions économiques qui entreront en vigueur le 18 novembre. Les tentatives de compromis de l’Angleterre et de la France (Hoare-Laval) échouent en décembre. L’Italie, isolée, ne peut compter en Europe que sur une Allemagne dont elle redoutait pourtant les ambitions.

L’opinion publique italienne ressent comme une injustice les mesures de la S.D.N., la célérité de leur adoption. Ce traitement qu’elle juge discriminatoire la rassemble autour du régime dans un vaste effort national. Celui-ci va permettre de triompher de sanctions mollement appliquées ou contournées. Les opérations militaires, après s’être embourbées à l’automne, s’accélèrent en février 1936. Le 5 mai, les troupes italiennes font leur entrée à Addis-Abeba. Le 9 mai, le roi d’Italie annexe l’Éthiopie et adopte le titre de «roi d’Italie et empereur d’Éthiopie». Un rêve vieux d’un demi-siècle était réalisé.

La conquête de l’Éthiopie, les conditions dans lesquelles elle s’est effectuée sont lourdes de conséquences. En Italie, la guerre exalta le nationalisme et conforta le régime. Celui-ci s’en trouva renforcé dans ses tendances extrêmes. G. Bottai, gouverneur de Rome et futur gouverneur civil d’Addis-Abeba, affirmait: «La révolution de Mussolini vole de la Méditerranée fermée à l’océan Indien.» En Europe, l’entente italo-française est brisée et le rapprochement avec l’Allemagne s’intensifie. L’échec de la S.D.N. porte un coup fatal à l’institution, qui, désormais, se survit. La cassure des opinions publiques, de droite et de gauche antifasciste, s’accentue. Hors d’Europe, la perte de confiance dans le soutien des puissances occidentales se répand, mais aussi apparaissent, à travers l’émotion provoquée par l’expédition, les éléments d’un anticolonialisme local.

La conquête, peu glorieuse, de l’Albanie en avril 1939 allait achever, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la constitution de l’Empire colonial italien; encore que certains rêvassent d’y ajouter la Tunisie, Djibouti, voire le Tchad et les provinces perdues de «Savoie et de Nice».

Administration, peuplement, économie de l’Empire

Formé en près de soixante ans dans une suite de fièvre d’action et de brusques renoncements tantôt ayant réuni un large consensus, tantôt s’étant heurté à un courant anticolonialiste majoritaire, l’Empire italien, le dernier à être constitué par une puissance européenne et à contre-courant d’une partie de l’opinion publique internationale, est formé d’éléments hétérogènes. Tenant assez peu, dans ses origines, aux mobiles économiques, il dépend d’une métropole à peine unifiée et elle-même en grande partie sousadministrée. À ces traits originaux il faut ajouter la constante distorsion entre le verbe et l’action, entre les espoirs et les dures réalités locales offertes par des territoires en général économiquement ingrats.

L’administration coloniale dépendit d’abord du ministère des Affaires étrangères. Le corps des fonctionnaires locaux, créé en septembre 1890, était assimilé au corps diplomatique et consulaire. En avril 1900, les services coloniaux centraux obtiennent leur autonomie pour ne dépendre que du ministère. Ils constituent, en avril 1908, la Direction centrale des Affaires coloniales relevant toujours du ministère des Affaires étrangères.

Ce ne sera qu’en 1912, avec l’acquisition de la Libye, que sera constitué le ministère des Colonies. Réorganisé à la fin de 1922, il s’étoffera les années suivantes, jusqu’en 1936 où la conquête de l’Abyssinie et la création de l’Impero entraîneront des changements décisifs: le ministère de l’Afrique italienne remplace, en avril 1937, le ministère des Colonies.

L’administration locale tend au regroupement. Tripolitaine et Cyrénaïque sont réunies en une seule entité, la Libye (déc. 1934), agrégée à l’Italie en janvier 1939. Les différents territoires du Nord-Est africain (Érythrée, Somalie, Éthiopie) sont regroupés, le 1er juin 1936, sous le nom d’Afrique orientale italienne. L’organisation du Parti fasciste est étendue à tous les territoires d’outre-mer.

L’effort systématique de «colonisation démographique» qui débuta modestement en Libye en 1928 se généralisa à partir de 1931. Les immenses efforts et la propagande obtinrent en une dizaine d’années, malgré les difficultés, d’indéniables succès. Au total, près de 300 000 Italiens s’installèrent dans les colonies. Ils le firent plus dans les villes que dans les campagnes; la moitié des Italiens de Libye se trouvaient, en 1940, dans les deux seules villes de Tripoli et de Benghazi. Le peuplement colonial demeura fort modeste face à l’émigration générale et surtout à l’accroissement démographique. Entre 1935 et 1940, l’augmentation naturelle moyenne dépassa 400 000 personnes par an. L’Afrique italienne n’avait ainsi accueilli que l’équivalent de trois trimestres d’accroissement naturel de la population de la péninsule.

Si les hommes ne manquaient pas, il fallait les installer à grands frais. L’Italie impécunieuse avait dû dépenser au-delà de ses moyens pour ses expéditions coloniales: 15 milliards de lires pour la seule campagne d’Éthiopie. Les colonies coûtent cher. Elles n’assurent que de 27 à 31 p. 100 de leurs dépenses, la métropole couvrant le reste au prix d’un alourdissement des impôts et d’une indéniable diminution du niveau de vie dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale.

Les résultats sont à la fois remarquables, compte tenu des difficultés locales et nationales, de la brièveté de l’occupation, mais dérisoires par rapport aux espérances et à l’ensemble de la vie du royaume. Les efforts n’eurent pas le temps de faire sentir leurs effets. Les investissements et la concentration de dizaines de milliers de travailleurs permirent d’équiper la Libye orientale de 1 900 kilomètres de routes et de 600 kilomètres de chemins de fer. Les ports, notamment ceux de Tripoli et de Massaouah, furent améliorés. La production agricole s’accrût. Toutefois, les échanges demeurèrent fortement déséquilibrés et ne représentèrent qu’une part faible du commerce général de la métropole.

Dans le domaine culturel, les résultats locaux furent minces, sauf en Érythrée. En métropole, «la greffe impériale» n’eut pas le temps de donner essor à des réalisations notables. La littérature d’inspiration coloniale reste pauvre sinon indigente. Là où les précurseurs, Carducci ou D’Annunzio, trouvaient des accents neufs, les chantres de l’épopée impériale ne firent que répéter des banalités ampoulées. En revanche, l’œuvre d’érudition italienne fut importante et souvent de qualité.

La faible valeur des territoires acquis conduisit à orienter constamment vers de nouvelles acquisitions le rêve d’expansion. La Seconde Guerre mondiale allait non seulement faire rapidement évanouir ces rêves, mais voir s’effondrer l’Impero .

4. La fin de l’Empire

Le 10 juin 1940, l’Italie entre en guerre. Après les premiers mois d’euphorie qui suivent la victoire sur la France et l’occupation de la Somalie britannique, l’hiver de 1940-1941 marque la brusque débâcle italienne: défaite de Cyrénaïque. Perte de Massaouah en avril 1941, de l’Éthiopie en novembre, de la Libye, enfin, en janvier 1943.

L’élaboration du traité de paix entre les Alliés et l’Italie n’aboutit que le 10 février 1947. L’Italie devait renoncer à toutes ses colonies, l’Albanie redevenait indépendante ainsi que l’Éthiopie, le Dodécanèse était cédé à la Grèce, la concession de Tien Tsin remise à la Chine. Le sort des colonies antérieures à 1935 (Libye, Somalie, Érythrée), enlevées à Rome, demeurait incertain. L’Italie n’obtint, en novembre 1949, qu’un droit de tutelle de dix ans sur la Somalie. La Libye, remise à l’émir Senoussi, fut officiellement créée en tant que nouvel État en décembre 1951. L’Érythrée, enfin, constitua en 1952 «une entité autonome fédérée à l’Éthiopie». De son empire colonial, l’Italie ne conservait que la tutelle administrative provisoire de la Somalie. Elle l’exerça avec le souci d’en faire un test politique international exemplaire. Il le fut à bien des égards. Il se termina le 1er janvier 1960. C’était le point final de près d’un siècle d’action coloniale. L’Italie, désormais, ne comptait plus pour affirmer son influence hors d’Europe que sur les méthodes de la coopération et de l’assistance.

Les préoccupations coloniales ont tenu dans l’histoire de l’Italie unifiée une place importante dans la pensée politique, l’opinion publique, l’action diplomatique, l’activité de quelques milieux d’affaires. Inextricablement mêlés, les espoirs et les déboires des expéditions, la conquête des terres et la révélation de leur pauvreté, les maigres acquis et les folles illusions ont, d’une génération à l’autre, entretenu l’idéologie de l’expansion coloniale. Celle-ci répond moins à des facteurs économiques et financiers qu’à des ressorts psychologiques et politiques. Pour un pays pauvre et surpeuplé, c’était le mythe de la «Nouvelle Amérique» et des «îles fortunées»; pour une nation récente et jugée d’importance secondaire, c’était acquérir une place sur la scène des relations internationales; pour les émigrés privés de terre et méprisés, c’était accéder à la propriété et à la dignité.

La création de l’Empire a coûté très cher en hommes et en argent. Elle fut le fruit du travail opiniâtre de paysans et de maçons émigrés, mais aussi de l’effort de toute une nation pauvre qui y consacra des capitaux énormes. Aussi est-il impossible de faire le juste bilan de la poursuite d’un mirage dont les traces demeurent inscrites moins dans le paysage des anciennes colonies ou dans leur héritage culturel que dans l’inconscient collectif de l’ancienne métropole.

La mémoire, assumée, émerge désormais. Comme partout en Europe, mais à la fois plus tardivement et plus fortement qu’ailleurs, l’opinion publique italienne abandonne les sentiments de culpabilité à l’égard de la colonisation.

Après avoir été occultée pendant trois décennies, l’histoire de l’aventure italienne outre-mer regagne droit de cité. À partir des années 1975-1980, les études se sont multipliées, comme les colloques et les congrès. Les deux plus importantes rencontres eurent lieu à Rome, en juin 1985, et à Taormina, en octobre 1989. La première fit le bilan des études africanistes et colonialistes réalisées en Italie au cours des années 1960-1985. La seconde, réunissant tous les spécialistes internationaux, dresse l’inventaire, quasi exhaustif, des sources de l’histoire coloniale italienne conservées tant dans la péninsule que dans d’autres pays.

Les documents, régulièrement publiés, font l’objet d’une relecture et d’une réécriture historique, aussi éloignées de l’apologie jadis de rigueur, que du dénigrement systématique. La recherche s’est approfondie et élargie. Les nouveaux travaux analysent les origines géographiques et sociales des colons ainsi que leurs motivations, le système administratif colonial italien et ses emprunts au modèle français, les phénomènes d’accumulation réciproques et l’impact de la «vision coloniale» sur la psychologie collective et l’opinion publique. Une part importante a été faite aux études sur les images fixes (photographies et caricatures) et mobiles (cinéma).

Parallèlement, de nombreux mouvements de «rapatriés» se sont créés, de plus en plus entendus par le biais de leurs associations, de leurs assemblées, de leurs publications. Les mémoires de «vie coloniale» foisonnent.

Ce mouvement profond réintègre dans l’histoire de l’Italie des décennies de rêves et d’espoirs, de dur labeur, de terribles exactions et de dramatiques destins.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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